La nécessaire préservation des avoirs météorologiques traditionnels en Afrique
Philippe Roudier, Agence française de développement (AFD) et Ousmane Ndiaye, Columbia University
Les sociétés africaines traditionnelles ont toujours considéré la nature comme un objet de communion et ont su trouver dans leurs traditions des explications aux changements observés dans leur environnement.
Ce patrimoine de savoirs se transmet de génération en génération sous formes diverses : chants, contes, mysticisme… Avec les pertes de repères dues aux changements environnementaux et le manque de supports écrits, une bonne partie de ces connaissances sont en train d’être perdues, d’où la nécessité de les préserver, notamment celles utilisées dans le secteur agricole.
L’agriculture, un poids lourd économique soumis aux aléas météorologiques
En Afrique subsaharienne, l’agriculture représente toujours un secteur économique prépondérant (15,6 % du PIB et 53 % des emplois, entre autres).
Les cultures qu’on y trouve (coton, maïs, mil, cacao, igname, mangue…) sont très diverses et dépendent beaucoup des conditions agroclimatiques. Cependant, elles possèdent des traits communs comme la forte dépendance à la variabilité pluviométrique : plus de 95 % des superficies cultivées sont en effet non irriguées.
Les activités agricoles (et non agricoles d’ailleurs) sont ainsi intimement liées aux pluies, à leur qualité, leur répartition, etc. Par exemple, l’imminence des premières pluies en début de saison pluvieuse demande une préparation des champs spécifique. En fin de saison, en revanche, lorsque les cultures sont en phase de dessiccation, l’arrivée d’une pluie importante invitera l’agriculteur à hâter sa récolte pour éviter des pertes par pourrissement et re-germination.
Si la saison est attendue comme plutôt humide (ou sèche) par rapport à d’habitude, les exploitants vont également utiliser telle ou telle variété plus adaptée et adapter leurs achats d’engrais en fonction (les engrais azotés ayant une moindre efficacité en cas d’année plutôt sèche).
Il existe encore beaucoup d’exemples de ce type qui montrent qu’une grande partie de l’activité des agriculteurs en Afrique subsaharienne est régie par les événements météorologiques – comme c’est d’ailleurs le cas pour bon nombre d’agriculteurs dans le monde.
L’observation et l’interprétation de phénomènes naturels
Pour pouvoir anticiper ces phénomènes météorologiques, les agriculteurs ont développé depuis des générations des savoirs traditionnels qui se fondent généralement sur l’observation et l’interprétation de phénomènes naturels. Ils utilisent par exemple les changements phénologiques de certaines plantes, le comportement de certains animaux, la présence/position de corps célestes, ou encore l’observation de certains paramètres climatiques à un moment donné pour en prédire d’autres.
Ces connaissances, qui se transmettent de génération en génération par voie orale, permettent de prévoir aussi bien la pluie dans les prochains jours que les grandes tendances des mois à venir, ce qu’on appelle des prévisions saisonnières. Par exemple, les Afar en Éthiopie observent que la floraison de plusieurs types d’acacias indique l’arrivée prochaine des pluies ; des prévisions de ce type impliquant la floraison – ou l’apparition de fruits – pour des espèces locales se retrouvent d’ailleurs dans plusieurs régions africaines.
Le comportement de nombreux animaux est également scruté avec attention : dans le bassin arachidier sénégalais, le coassement des grenouilles après une pluie importante indique que la pluie va continuer dans les jours à venir.
En termes de prévisions saisonnières, les températures lors de la saison sèche sont un indicateur souvent utilisé : des températures anormalement élevées pendant la période de fin février à début mai sont un indicateur d’une saison pluvieuse (quelques mois plus tard) pour les agriculteurs burkinabè de Bonam.
Les prévisions sont ainsi très dépendantes du contexte local, où jouent d’autres facteurs comme les sols, l’orographie, la végétation. Enfin, les astres permettent également de se situer dans le calendrier cultural. Au Burkina Faso, la position de la Grande Ourse, qui ressemble à une houe de plantation, indique la bonne période pour semer le sorgho : elle commence quand la houe est orientée vers le sol en juin et se termine lorsqu’elle est positionnée comme appuyée au mur début août. Ces savoirs liés aux étoiles requièrent cependant une grande expérience et sont pour cette raison plutôt réservés aux anciens.
Ces prévisions sont-elles fiables ?
La question de la fiabilité de ces prévisions traditionnelles, difficiles à quantifier et donc à évaluer, se pose souvent quand elles sont analysées au travers du prisme des connaissances météorologiques scientifiques et la difficulté se trouve aussi sur leur quantification. Leurs usagers reconnaissent sans problème qu’une erreur est toujours possible.
En Tanzanie, 55,8 % des personnes interrogées jugent cependant les systèmes de prévision traditionnels comme fiables (24,7 % les considèrent plutôt fiables et 15,6 % pas fiables) alors que les agriculteurs du Nord du Ghana soulignent que leurs prévisions saisonnières sont de bien plus mauvaise qualité que celles sur quelques jours. Au Zimbabwe, une évaluation des savoirs traditionnels a montré une précision de qualité, avec même plus de fiabilité au niveau local que les prévisions scientifiques.
Pourtant, plusieurs études soulignent que ces connaissances traditionnelles ont tendance à être de plus en plus remises en question localement. Les explications à ce phénomène varient : on invoque souvent le dérèglement climatique qui rend invalides les connaissances et les repères locaux, la détérioration des écosystèmes qui fait disparaître les indicateurs ou les rend caducs, ou bien encore les systèmes éducatifs changeants et le poids de plus en plus important de la culture occidentale, ce qui rend les connaissances traditionnelles peu attirantes pour les nouvelles générations.
Combiner prévisions scientifiques et traditionnelles
Dans ce contexte, on comprend que des prévisions scientifiques telles que véhiculées par les services météorologiques nationaux ont un rôle à jouer pour compléter la gamme d’outils à la disposition des agriculteurs africains.
Loin de les percevoir comme des prévisions se substituant à leurs connaissances traditionnelles, ceux-ci y voient plutôt, lorsque l’intégration est bien faite, une nouvelle source d’information qui pourrait enrichir leur panel d’indicateurs fondés sur la tradition. Ces indicateurs se fondent sur les variations de phénomènes naturels, liées à la variation du climat à échelle grande ou locale. Et la science moderne, à travers ses instruments, capte ces mêmes variations. Les deux peuvent bien être combinés si des études comparatives sont menées. Cette combinaison pourrait augmenter le taux d’adoption par les communautés et la confiance qu’elles portent aux stratégies d’adaptation y afférant.
Ainsi, lorsque les prévisions saisonnières scientifiques sont accessibles aux agriculteurs, elles sont utilisées dans 74 % des cas, selon la moyenne établie par six études. Mais dans la plupart des cas, les agriculteurs n’abandonnent pas leurs systèmes traditionnels car cela leur permet de tirer « le meilleur des deux mondes ».
Comme le démontrent certaines études, la combinaison des deux systèmes de prévision en un seul permet d’obtenir in fine une prévision que 93 % des agriculteurs ghanéens sondés préfèrent aux prévisions traditionnelles ou scientifiques, prises isolément : le scepticisme de beaucoup de scientifiques par rapport à ces connaissances endogènes de nature orale, non quantitative et parfois mystique est finalement l’une des barrières majeures à l’utilisation effective des prévisions traditionnelles. C’est pourquoi il est fondamental, pour les projets cherchant à développer l’utilisation des prévisions scientifiques de ne plus opposer sciences et traditions et de commencer cette intégration en documentant les savoirs traditionnels, leurs modes d’apprentissage et leur rôle dans la société.
Philippe Roudier, Chargé de recherche agriculture, climat et sécurité alimentaire, Agence française de développement (AFD) et Ousmane Ndiaye, Chercheur associé à l’International Research Institute for Climate and Society (IRI), Columbia University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Photo de la couverture : Willem van Aken